Le vélo et le bistrot

Publié par Mam'Annie

«Le père est arrivé»… Cela voulait dire qu’il était au troquet du coin. Le dernier où il pouvait s’arrêter… Les autres étaient tout au long du chemin du retour de son travail. Il y en avait beaucoup. La rue des Abattoirs de Vaugirard n’en comptait pas moins de 20, et chaque soir il remontait cette rue.

Passé une certaine heure, qu’elle jugeait tardive, la mère montait sur un tabouret et regardait par la fenêtre de la cuisine. Le vélo du père était accoté au lampadaire, qui éclairait faiblement le coin de la rue et qui faisait face à un bistro. «Va voir comment il est». Comment il était, cela voulait dire «entre deux vins» ou complètement saoûl. Et cela avait son importance, complètement saoûl, on pouvait penser qu'il s'endormirait vite ; entre deux vins, c'était la dispute et les mots qui faisaient mal.

La fillette allait voir. D’un coup d’œil, elle savait. Elle avait l’habitude. Tout était dans le regard. S’il était entre deux vins, elle entrait dans le bistrot et elle tirait la manche du père en lui disant : «Tu viens, papa, il est tard». «Oui ma fille disait-il d’une voix pâteuse, veux-tu une grenadine ?». Elle ne refusait pas la grenadine. Il ne fallait pas l’énerver. Cela pouvait durer longtemps. Elle avait honte et ne regardait pas les hommes accoudés au comptoir. Elle fixait le bout de ses chaussures et vérifiait de temps en temps s’il buvait un autre verre. Ces godets qui s’additionnaient étaient autant de cris, de gestes brusques, de mots méprisants, voire de coups, à l'égard de la mère, tout à l’heure dans le petit logement doté d’une petite cuisine et d’une chambre où ils vivaient à quatre. Elle avait dit à sa mère, comme tous les soirs : «Ne dit rien maman, hein, ne dit rien». Non, elle ne dirait rien.

Lorsqu'elle sortait du café, avec le père titubant et s’accrochant à son vélo comme à une bouée de sauvetage pour ne pas tomber, elle savait que sa mère redescendait vite du tabouret pour ne pas se montrer. Et là commençait le jeu du chat et la souris. On feignait d’être contentes de le voir arriver si tôt... La sœur lui racontait sa journée d’école et elle, elle pouvait terminer ses devoirs. La mère rongeait son frein et calculait ses chances de ne pas être importunée ce soir-là par ses avances qu’elle ne supportait plus…

Et l'enfant supputait de n’avoir pas à tenir la main de sa sœur... qui tenait la main de sa mère, tant les lits se touchaient… ni à se boucher les oreilles pour ne pas l'entendre pleurer sous les caresses obligées.…

Publié dans et d'ailleurs

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